Avant toute chose, je voudrais remercier l’AIRSPE de m’offrir cet espace à la fois silencieux, réceptif et intérieurement vivant pour me faire l’écho d’une pensée et d’une éthique : celle d’une collègue, ma co-directrice de thèse, mais aussi, et avant tout, celle d’une amie.
J’ai choisi le mot « écho », et non « hommage ». Car l’hommage ferme, coupe, dit adieu, là où l’écho répond, prolonge, dit encore. Et c’est cela que je souhaite faire aujourd’hui : rassembler tout ce qu’elle m’a offert par sa présence confiante pour essayer d’en faire quelque chose de plus beau encore à offrir à d’autres.
Car, au-delà du chemin intellectuel que nous avons exploré ensemble, Fred et moi, cela a d’abord été une rencontre humaine que d’aucuns pourraient être tentés de qualifier de « transgénérationnelle » mais que, dans la mesure où je ne m’identifie pas à mon âge, ni ne l’ai jamais identifiée au sien, je qualifierais plutôt de « résonnante ».
Une rencontre qui a eue lieu pendant la préparation du colloque international organisé par l’AFIRSE section française, devenue ensuite l’AIRSPE, et intitulé « la recherche en éducation dans le contexte de l’anthropocène ». J’avais été chargée de l’organisation logistique de ce colloque, tout en n’ayant jamais participé à un seul. Avec patience et confiance, elle m’a guidée à chaque étape sans jamais « faire à ma place ». Sécurisante sans être directive, présente sans être envahissante, elle savait quand contenir et quand laisser respirer, quand montrer et quand laisser découvrir.
C’est ainsi, dès cette première rencontre, que j’ai senti que Fred et moi partagions la même « famille éthique » : ce même soin à accueillir l’autre, sans l’écraser, à créer des conditions où chacun peut explorer, oser et grandir, à respecter strictement la singularité de chacun, sans surplomb et sans identification démesurée aux statuts, sans jamais perdre de vue que ce qu’on fait là, à l’université, n’a ni plus ni moins de valeur que toute autre pratique, dans tout autre lieu…
Cette même éthique que j’essayais d’incarner moi-même, à l’époque, dans mon quotidien de facilitatrice d’apprentissages dans une école alternative, auprès d’enfants et d’adolescents en grande difficulté dans leur rapport à l’école, à eux-mêmes et au monde et que j’ai essayé ensuite, avec l’aide de Fred, Pierre et Pascal Galvani, de traduire dans ma thèse, à travers le concept de « non-éducation ».
Cette première impression s’est poursuivie tout au long du colloque. D’une présence lointaine elle est devenue corps sensible, s’incarnant dans la manière singulière dont elle a souhaité mener son atelier : sortir de la logique traditionnelle de la juxtaposition de présentations, préparées en amont et lues devant public, pour faire de cet atelier un moment de travail, dans son sens le plus fort d’une activité que nous travaillons autant qu’elle nous travaille ; elle-même s’effaçant autant que possible, tout en veillant à rattraper et à porter les « petits jeunes » comme moi qui, n’étant pas coutumiers de l’exercice, ont pu se laisser déborder ou se prendre un peu les pieds dans le tapis.
Et puis, j’ai découvert sa pensée à travers le magnifique texte intitulé « de l’humus » qu’elle nous a lu à la clôture du colloque et que nous écouterons tout à l’heure. Ce texte m’a particulièrement touchée car j’y ai reconnu mes propres questionnements, dans une version bien plus mature, plus affinée. Outre l’intelligence et la finesse, presque dentelle, avec laquelle elle a tissé les différents niveaux qui constituent une éducation en anthropocène qui soit en même temps « écologique » et « écologie de », « tranquillement intranquille » pour reprendre ses mots, ce qui m’a frappée, c’est sa manière de réintroduire la question du corps, de le réintégrer comme régime de pensée dont la valeur, encore trop dénigrée, m’apparaît aujourd’hui de plus en plus inestimable.
Cette question que j’avais moi-même mise de côté, car difficilement éprouvée, tant dans le sport que dans l’art, dans la relation à l’autre et la relation à moi-même, dans les sensations et émotions, heureuses ou malheureuses, apaisantes ou violentes, mais toujours très intenses… Cette question, elle m’a poussée à l’ouvrir franchement, pour le meilleur et pour le pire, mais surtout le meilleur ; à réinvestir ces parts de moi pour mieux comprendre et accompagner celles des autres, souffrants ou non.
Ce présent qu’elle m’a offert est ce qui m’a permis d’être vraiment là, lorsque la maladie est venue toquer à sa porte. Présente sur fond d’absence, puisque c’était là son souhait et que nous l’avons respecté strictement, nous avons tenté, avec Pierre, de lui laisser la place qui lui revenait à nos côtés lors de ma soutenance de thèse, la dernière qu’elle aura menée au bout. Certes occupée ailleurs à se battre pour sa survie, elle a été pleinement présente, dans nos pensées, dans nos coeurs et dans chacun de nos mots.
Et, quelques semaines plus tard, elle m’a offert la joie immense de l’entendre une dernière fois avant son envol, qu’elle savait proche… elle me l’avait dit sans détour. A nouveau, c’est le corps qui a dominé notre échange, le corps éprouvé et douloureux. Je ne crois pas qu’elle avait conscience de la valeur de ce qu’elle était en train de m’offrir ce jour-là. Dans une société comme la nôtre qui cherche à tout prix à faire taire la souffrance et à cacher la mort, elle m’a partagé un peu de son épreuve en toute simplicité et j’en ai été bouleversée de gratitude d’avoir pu connaître une si belle âme, même trop peu de temps.
Je voudrais conclure en reprenant à mon compte, nouvel écho, une phrase qu’elle a prononcée lors du colloque, dans lequel elle parle de l’anthropocène, mais qui me semble tout à fait s’appliquer à ce moment où nous nous accompagnons tous ensemble dans son départ : « Le trouble avec lequel il nous faut vivre […] finit par me rendre heureuse : sans lui, je serai morte moins vivante, car moins soucieuse, moins intranquille de nous tous, bestioles et autres formes de vie, tous terriens. »
Servane Boursier
